
Antoine Amiel : « Il faudrait mettre en place une carte vitale de la formation »
Le fondateur de Learn Assembly propose sa vision et ses pistes d'action pour simplifier et rendre accessible la formation professionnelle.
Fondateur (en 2013) et dirigeant de Learn Assembly, cabinet de conseil spécialisé dans l’accompagnement des acteurs de la formation, Antoine Amiel a rejoint le groupe de conseil en stratégie Kéa il y a un an. Il vient de publier Formation professionnelle, la nouvelle lutte des classes aux éditions de l’Aube, et nous parle de sa vision du système de formation professionnelle aujourd’hui et demain.
Pourquoi avez-vous écrit Formation professionnelle, la nouvelle lutte des classes ?
D’abord pour montrer la réalité du secteur, au-delà de l’image très réductrice et souvent négative que l’on en retrouve dans les médias. Nous en venons presque à un point où, quand on dit qu’on travaille dans la formation dans un dîner en ville, on se sent obligés de se justifier… Il n’y a pas que des abus dans la formation ! Ensuite parce que c’est un secteur relativement méconnu, auquel relativement peu d’ouvrages ont été consacrés. Or, il s’agit d’un sujet capital et stratégique, pour des questions de souveraineté, de développement économique, de transition démographique et écologique… Sans sombrer dans le corporatisme – il faut aussi savoir balayer devant notre porte – j’ai voulu montrer toute l’importance et même, pourquoi pas, la beauté de ce milieu et de ce métier.
La formation est aussi un excellent miroir des dysfonctionnements de la sphère publique. Le citoyen se sent souvent éloigné de l’Etat, de ses dispositifs obscurs, des rapports de force incompréhensibles qu’il peut parfois instituer. Il y a en réponse une sorte de « giletjaunisation » globale de la société, qui s’exprime dans la frustration et le « dégagisme » ambiants. La formation professionnelle est une bonne illustration de ce phénomène. Les gens n’y comprennent rien. Il y a une superposition de dispositifs, d’acteurs, de politiques non coordonnées. Cette complexité devient dangereuse pour la formation elle-même. Le système fait parfois penser à l’ouvrage de Joseph Roth, la Marche de Radetzky, qui décrit la fin de l’empire austro-hongrois, sa culture bureaucratique surannée et déconnectée du réel, et ses élites qui ne comprennent pas que le monde est en train de changer… Une simplification devient urgente, pas nécessairement pour libéraliser le système, mais pour accroître son accessibilité.
Comment ?
Une piste pourrait être de proposer une sorte de carte vitale de la formation. Il s’agirait d’un dispositif à la fois physique et numérique, qui utiliserait moncompteformation. Tous les financeurs et tous les dispositifs viendraient abonder la plateforme. Cela éviterait le saupoudrage et la coexistence de bureaucraties anachroniques qui ne se parlent pas, et cela rapprocherait la formation de ses bénéficiaires potentiels. Les gens n’ont tout simplement pas le temps de s’intéresser à la différence entre PTP, VAE, contrat de pro, CPF… Il y a un besoin de simplicité et de lisibilité, pour créer la confiance.
Ensuite, il faut du conseil, de l’accompagnement, de la prescription. Les Opco auraient plus de valeur ajoutée s’ils se concentraient sur l’accompagnement des carrières que sur des subtilités technico-administratives.
Un autre chantier est celui de la certification. Nous vivons dans une société qui a l’obsession du diplôme. Je lisais récemment un roman, dont l’auteur, en 4e de couverture, était présenté simplement par la mention « Normalien et agrégé », pour toute biographie. Rien d’autre… Il faut sortir de ce système où l’on est défini par son diplôme initial. Il faut valoriser le fait de se former. Cela passe par un changement drastique du système de certification et d’évaluation.
C’est-à-dire ?
La certification ne devrait pas servir à obtenir des financements, mais à évaluer la plus-value pédagogique des organismes de formation. Il faut évaluer le niveau de chacun à l’entrée et à la sortie de la formation. La différence est la plus-value pédagogique. C’est la bonne façon de mesurer l’efficacité de la prestation. Le taux d’insertion dans la filière n’est pas forcément un bon indicateur. Certains partent de très loin, et peuvent avoir du mal à s’insérer même après la formation ; mais ça ne veut pas forcément dire que la structure a fait du mauvais travail. Si l’apprenant a progressé, la formation a été efficace. Le système de certification actuel, orienté vers les financements, est un système de rentes féodales qui ne peut que créer des biais et davantage de rentes.
Quand évalue une formation à la performance et à l’insertion professionnelle des apprenants, on incite un peu à la discrimination les organismes de formation : ces derniers ont tout intérêt à laisser de côté les gens qui ont justement le plus besoin d’être formés. De plus, l’insertion et la performance ne dépendent pas uniquement de la qualité de la formation : un salarié qui subit un management toxique ou incompétent ne pourra pas forcément déployer ses compétences acquises, par exemple. Le marché du travail n’est pas forcément porteur. Des difficultés dans la vie personnelle peuvent également expliquer une sous-performance. La formation ne peut pas répondre à tous les problèmes ; elle ne peut pas créer des emplois, résoudre les problèmes personnels des gens ni faire régner une bonne ambiance dans les entreprises… Pour savoir si un organisme forme bien ou non, il faut mesurer la valeur ajoutée de l’acte de formation lui-même.
Les certifications sont déjà divisées en blocs de compétences, qui détaillent les gestes, les tâches, les situations de travail liées au sujet étudié. En évaluant la maîtrise de ces blocs à l’entrée et à la sortie, on a une idée précise de ce qu’apporte la formation. C’est tout à fait faisable, avec le bon système d’information.
Si vous receviez carte blanche pour reconfigurer entièrement le système de formation, que feriez-vous ?
Je repartirais de l’esprit de la loi Delors, qui instituait une sorte d’équilibre entre deux objectifs de la formation continue : la performance économique et l’éducation citoyenne. Il s’agit à la fois de former des actifs compétents qui vont s’insérer sur le marché du travail, et des individus éclairés, dotés d’esprit critique, et de ces métacompétences qui permettent de développer d’autres compétences. Le système devrait se situer à la fois sur des enjeux de professionnalisation et d’éducation permanente. Pour prendre un exemple d’actualité, former les gens à utiliser ChatGPT ne fait que créer de l’obsolescence quasi instantanée. Mais former à l’écriture, à l’esprit critique, à la meilleure façon de formuler une question, voire apprendre à coder, à comprendre les outils… C’est cela qui va permettre de mettre à profit l’IA générative dans ses versions successives.
Autre frein à lever : il y a une forme de contradiction dans l’approche par branches. D’un côté, on nous dit, à juste titre, qu’il va falloir se reconvertir, changer de métier, de filière. De l’autre, on pense la formation à partir des branches, dans des logiques corporatistes. Derrière, il y a le sujet des niveaux de prise en charge dans l’apprentissage, très disparates suivant les branches. Il faudrait simplifier le calcul de ces niveaux, voire aller vers un niveau unique. Il faudrait en tout cas partir des types d’entreprises et des types d’actifs, c’est-à-dire des publics, et non plus des branches.
Par ailleurs, si je disposais d’une baguette magique pour changer les choses, je m’en servirais pour convaincre les dirigeants de l’importance stratégique des compétences, en leur montrant comment le manque de compétences va nuire à leur entreprise.
Comment vous y prendriez-vous ?
Autrefois, la formation s’insérait dans un contrat social plus global, celui de la carrière. Un salarié entrait dans l’entreprise et entamait un parcours de développement, avec une formation, un 1er poste, puis une nouvelle formation, un 2e poste, et ainsi de suite. Le discours ambiant est allé un peu trop loin vers l’idée qu’il n’y a plus de carrières, que les compétences vont être obsolètes en un rien de temps… Les gens ne se projettent plus, se désengagent. Le développement des compétences est un moyen de créer de la projection, de l’engagement, de l’ascension sociale. On y revient progressivement : des entreprises cherchent à fidéliser, à développer le lien social, le sentiment t’appartenance. Parfois cependant, quand je vois certaines entreprises qui dépensent des fortunes dans des campagnes de marque employeur, je me dis qu’en investissant la moitié de la somme dans la formation, elles auraient de meilleurs résultats !
Il faut aussi remettre de la vision à long terme, de la planification stratégique des compétences. C’est une question de souveraineté, comme on le voit notamment sur l’IA. Il ne suffit pas de faire des travaux de prospective, il faut encore en tirer les conséquences pour l’action, et pour cela accompagner la transformation des structures de formation. Beaucoup aimeraient investir, mais manquent de visibilité. Il faut les éclairer, les rassurer.
L’IA va-t-elle remplacer une partie des formateurs ?
Il faut d’abord rappeler l’évidence : l’IA, en soi, ne détruit aucun emploi ; ce sont les entreprises qui prennent les décisions en la matière, en toute conscience. Ne nous défaussons pas sur l’IA générative : ce n’est qu’un outil.
Le premier impact de l’IA sur les métiers de la formation est une opportunité : celle de repenser la manière d’évaluer la formation, en sortant des méthodes académiques. Les élèves et les apprenants utilisent tous ChatGPT ; il faut en tenir compte et évoluer vers des mises en situation qui testent les réactions et font réfléchir.
Un risque important de l’IA est la moyennisation descendante des contenus. Si tout est fait via ChatGPT, il y aura un nivellement par le bas et une décrédibilisation de la formation. Tout le monde en pâtira, les apprenants comme les entreprises.
Au-delà, le rôle du formateur va évoluer, et il y aura toujours massivement besoin d’eux, parce que la formation est un processus social. Il y a beaucoup de demande de tutorat, de mentorat, d’accompagnement. Si les formateurs se contentent de faire du café du commerce, ce n’est pas l’IA qui va tuer leur métier, c’est eux-mêmes.
L’impact de l’IA se fera davantage sentir sur les métiers de back-office de la formation. Sur la conception et l’ingénierie pédagogique, en revanche, elle ne pourra venir qu’en appui : il s’agit d’activités créatives, nécessitant des compétences humaines et dont l’IA pourrait dégrader la qualité.
Les agents conversationnels peuvent être aussi des outils hyperpuissants pour renforcer la confiance de l’individu dans sa capacité à apprendre, en aidant à la révision et à la reformulation, en renseignant celui ou celle qui n’ose pas lever la main… Mais leur qualité doit être maximale : une compétence-clé sera d’apprendre à co-construire collectivement des agents IA pertinents et à gérer leur maintenance. Nous allons sans doute vers l’émergence d’un métier de gestionnaire d’agents IA dans les entreprises, qui consistera à identifier les besoins, développer les agents pertinents, faire vivre un catalogue d’agents IA, évaluer leurs performances, réunir les communautés d’experts nécessaires à les animer, tout en veillant à leur conformité et au respect de la conformité…
Je pense que vis-à-vis de l’IA, il faut se méfier autant du technosolutionnisme que de l’opposition viscérale à la technologie.
La complexité du système français de formation professionnelle est-elle une fatalité ?
Non. Cette complexité est liée aux modalités de gouvernance, qui repose historiquement sur le paritarisme de gestion. Pour autant, il n’est pas forcément nécessaire de tout changer. Je ne crois pas au grand soir, à l’idée qu’il faut tout casser pour tout refaire. Quand on a une fenêtre qui laisse passer de l’air, on refait la fenêtre, pas la maison.
De fait, beaucoup d’acteurs commencent à travailler beaucoup plus ensemble, comme France travail avec le Réseau pour l’emploi. La lutte contre la fraude a conduit à un meilleur partage des données. Il y a davantage de transversalité. Et globalement, les dernières réformes ont tout de même contribué à simplifier le système. L’alternance s’est démocratisée, a acquis une image plus positive, avec une vraie politique publique. Il est dommage cependant que l’on revienne en arrière sur le sujet. Et il reste encore beaucoup de travail.
Je suis foncièrement optimiste. Je crois que nous vivons un moment très favorable à la formation, une vraie prise de conscience. L’IA générative suscite des possibilités formidables. Les entreprises commencent à réinvestir la question. Il faut absolument que le mouvement suive du côté des dispositifs.