
Nicolas Bourgeois : « En 2030, le responsable formation sera l’architecte des capacités de l’entreprise »
Expert en ressources humaines et prospective sur le travail, Nicolas Bourgeois est associé chez PwC, spécialisé dans les thématiques RH et organisation. Il est également enseignant à Paris-Dauphine. Cet automne, il publie avec Gilles Verrier la 2e édition de RH 2030, où les auteurs imaginent un futur possible – et souhaitable – de la fonction ressources humaines. Dans ce cadre, Nicolas Bourgeois a répondu à nos questions sur l’avenir de la fonction formation.
Pourquoi RH 2030 ?
Le livre est un ouvrage prospectif sur l’évolution des RH dans les 5 à 10 prochaines années, mais c’est aussi une prise de position. Nous nous sommes interrogés sur ce qui bouge, sur ce qui va accélérer, sur les grandes tendances de la fonction RH, mais aussi sur ce que nous croyons souhaitable. Il y a donc forcément un jugement de valeur de notre part. Nous considérons, justement, que les RH ont de la valeur, sont un levier de performance des entreprises, et nous revendiquons cette idée. Il s’agit donc d’un exercice de prospective orientée, de façon assumée, en défense de ce que pourraient être les RH selon nous.
En pratique, beaucoup de choses pourraient se passer différemment de ce que nous décrivons. On constate, de plus en plus, une divergence dans les politiques RH entre des organisations qui ont développé des pratiques d’excellence en la matière et d’autres qui désinvestissent le levier humain et les sujets RH. Il y a un écart-type de plus en plus important entre les entreprises de ce point de vue-là.
Quel sera le rôle du responsable formation dans l’entreprise de demain ?
L’enjeu, pour le responsable formation, sera de devenir un architecte des capacités de l’entreprise. Les plans annuels de formation sont un outil devenu un peu désuet pour développer les compétences dans l’organisation. Le responsable formation devra s’assurer de la pérennité et de l’actualisation des compétences des collaborateurs pour répondre efficacement aux enjeux business de l’entreprise. Les compétences deviennent obsolètes de plus en plus rapidement ; l’un des enjeux est d’arriver à réduire avec le plus de réactivité possible l’écart entre les compétences disponibles et celles qui sont requises. C’est un exercice qui ne peut se faire que sur des cycles rapprochés. On ne peut plus se contenter de cycles annuels sur ce sujet.
Aujourd’hui, la formation et la GPEC sont souvent séparées : certains détectent les écarts, d’autres les traitent. Demain, les deux fonctions devront converger. Le responsable formation devra intervenir à la fois sur l’anticipation des compétences et sur les aspects d’apprentissage. On ne pourra plus se permettre d’avoir un donneur d’ordre d’un côté et quelqu’un qui délivre les formations de l’autre. Il faudra rapprocher anticipation et learning.
Parlons d’abord du volet learning. Il faudra donc repenser l’offre de formation également ?
Oui. On a beaucoup parlé il y a quelques années du modèle de la learning company, l’entreprise apprenante. Il y a eu beaucoup d’échecs, mais l’idée reste valide. Le poste de travail reste le meilleur endroit pour développer ses compétences, et à l’avenir on peut s’attendre à ce que les trois quarts de la formation se fasse dans le flux du travail, en situation de travail. Et cette fois-ci, cela va fonctionner, parce que nous avons aujourd’hui des outils que nous n’avions pas auparavant : l’IA, qui combinée aux communautés de pratiques et aux techniques de workflow learning, change la donne. Nous apprendrons directement entre pairs, sans aller-retour avec la formation.
L’offre d’apprentissage devra être repensée, et coûtera moins cher en delivery ; elle se fera sur le poste avec des outils amortis rapidement. En revanche elle sera plus coûteuse en ingénierie : intégrer la formation au travail est autrement plus compliqué que de mettre des gens dans une salle et de leur parler comme s’ils ne savaient rien !
En conséquence, nous aurons des responsables formation qui seront davantage engagés dans l’animation de leur écosystème, avec les edtech, les prestataires, les freelances. Aujourd’hui, le recours aux prestataires externes passe par le circuit conventionnel des achats ; à l’avenir, l’achat de formation devra être davantage intégré dans le quotidien, moins institutionnel.
Comment les responsables formation s’y prendront-ils ?
Au-delà des outils, la meilleure démarche reste de sensibiliser les managers à ces enjeux, et accompagner leur montée en puissance sur ces thématiques. Il faudra les aider à devenir coachs, à être des ressources pour leurs collaborateurs, à rester à l’écoute des besoins en compétences de leurs équipes. Aujourd’hui, ils le font une fois par an, et plutôt mal. En particulier, in se focalise trop sur les solutions pour maximiser les compétences, et pas suffisamment sur d’où partent les collaborateurs.
Aujourd’hui, les organisations qui développent des programmes avec un vrai travail d’assessment sont très rares. Or l’IA va pouvoir aider désormais. Le responsable formation, jusqu’à présent très mobilisé sur l’expérience apprenante, devra se concentrer aussi et surtout sur le fait de faire partir les collaborateurs du point où ils en sont.
Et pour la dimension « anticipation » ?
A l’autre extrême, c’est-à-dire à l’échelle de l’organisation et non plus de l’individu, le responsable formation va devoir s’outiller pour développer sa fonction « anticipation dees compétences », dans le sens d’un « strategic workforce planning » renforcé. Il faudra surveiller la pyramide des âges, faire des projections à 5 ans, et en général cibler les compétences dans les filières qui créent le plus de valeur et qui sont les plus à risque d’obsolescence et de turnover. La plupart des outils permettent déjà de faire tout ça. Pour le responsable formation, c’est un métier très différent du développement des compétences des individus ; mais comme ce dernier métier va se réorienter vers l’ingénierie de formation, les compétences requises pour les deux dimensions de son rôle vont se rapprocher.
Serons-nous véritablement mieux équipés pour identifier les besoins de compétences ?
Nous n’aurons pas trop le choix. Aujourd’hui, cela se fait encore de façon très manuelle dans la plupart des entreprises. Quelques organisations utilisent déjà des outils SIRH avec un module de GPEC, mais même ces fonctionnalités sont marginalement utilisées. Le module de workforce planning, quand il existe, n’est pas toujours acheté. Or, de plus en plus, les compétences vont faire la différence dans la performance des organisations, en particulier en Occident où la main-d’œuvre coûte cher. Si l’on veut garder de l’emploi sur un territoire, il faudra avoir des salariés formés. Les Etats en sont relativement peu conscients, et renouvellent peu l’offre de formation.
Les entreprises vont donc forcément s’équiper, et pas seulement dans les secteurs à forte composante « facteur humain » comme le conseil, la communication ou les professions juridiques, pour qui la compétence est au cœur du business. Les entreprises très capitalistiques sont également concernées. Un acteur comme Orano, dont la masse salariale ne pèse presque rien par rapport au capital immobilisé, dépense énormément dans la formation, en particulier pour la sécurité des centrales nucléaires. Les salariés doivent pouvoir gérer avec intelligence des crises et des situations complexes.
Qu’est-ce qui va changer dans les modalités pédagogiques ?
Nous allons assister à la fin du format descendant classique, et à l’essor de l’apprentissage en situation, du learning in flow. Les modalités pédagogiques seront intégrées au poste de travail, on ne les verra plus venir. Ce type de formation va se généraliser jusqu’à représenter peut-être de l’ordre de 80% en volume, et 20% en valeur. J’ai la conviction que les montants économisés ne seront pas tous réinvestis dans la formation, mais que ce qui sera réinvesti viendra financer des actions collectives extrêmement qualitatives. Tous nos partenaires de la formation nous le disent déjà : nous faisons moins de sessions, mais plus coûteuses. Ces actions représenteront 20% du temps, mais 80% des financements (en ordre de grandeur).
On parle déjà de copilotes IA sur les formations en ligne qui diagnostiquent votre niveau, mesurent votre stress et fournissent un apprentissage très contextualisé. Mais cela représente encore très peu en volume aujourd’hui. La personnalisation des formations via l’IA signifie aussi que le responsable formation va récolter beaucoup de data, et pouvoir les exploiter pour optimiser le suivi des collaborateurs.
Les PME vont-elles être distancées ou au contraire bénéficier des transformations ?
Les Opco peuvent être des vecteurs de changement très forts, s’ils le veulent, en déployant des formations mutualisées sur des métiers et des territoires précis. Les PME elles-mêmes peuvent s’organiser et se regrouper par bassin d’emploi et par filière pour financer des actions de formation communes. Des universités de grandes entreprises peuvent aussi ouvrir leurs portes aux acteurs locaux. Il n’y a pas de raison que les PME se laissent distancer : elles sont autant soumises à la pénurie de main-d’œuvre et au risque d’obsolescence des compétences. La transformation qui s’annonce concernera tout le monde.









