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André Perret : « Je suis en guerre contre la dictature de Qualiopi »

Expert reconnu des ressources humaines et de la formation, André Perret est directeur du pôle « Formation et Conseil » de DPM&Associés (Groupe Dever), dont il est vice-président. Il est également rédacteur en chef du Mag RH, qu’il a co-fondé avec François Geuze et Michel Barabel, et co-auteur du Grand Livre de la Formation, paru chez Dunod. Il enseigne à l’IGS et à l’ENOES, et s’exprime à titre personnel sur le blog Passions RH. Il répond à nos questions sur la formation professionnelle à la fin de l’an I de la pandémie.

 

Quels sont selon vous les nouveaux défis des responsables formation ?

Le monde de la formation se trouve actuellement dans une situation de bouleversement complet, consécutif à la prise de conscience, récente, de la véritable valeur de la formation. Cette prise de conscience débouche sur une véritable révolution : les entreprises ont enfin compris que la formation était devenue un réel investissement, qu’il n’y avait plus rien à attendre des Opco ou autres, qu’il était vain de compter sur des financements extérieurs. L’idée circule depuis longtemps, mais les entreprises ne semblent l’avoir pleinement intégrée qu’au cours de ces derniers mois. La crise sanitaire et le télétravail forcé d’une partie des effectifs ont sans doute joué un rôle.

Un signe important de cette transformation a été la décision par l’Autorité des normes comptables d’admettre, de façon limitative, la nature d’investissement de la formation, dès lors qu’elle est corrélée à un investissement matériel.

Le rôle du responsable formation s’en trouve transformé : si la formation est un investissement, elle devient un véritable actif, et le responsable formation devient pourvoyeur de valeur ajoutée. Auparavant, il n’était que gestionnaire, occupé à assembler les pièces d’un jeu de construction compliqué pour répondre à la question « comment fait-on avec le budget qu’on a ? ».

Aujourd’hui, on se pose enfin les bonnes questions : de quelles compétences allons-nous avoir besoin ? Quelle ingénierie de formation devons-nous mettre en place pour y répondre ? Comment calculer le retour sur investissement ? De façon incompréhensible, l’entreprise a énormément tardé à se préparer à ces défis. 70% d’entre elles ne pratiquaient pas d’évaluation à froid. Ce qui revient à dépenser un budget sans vraiment savoir pourquoi.

 

A quoi ressemblera le responsable formation de demain ?

Les profils des responsables formation vont devoir changer. Le phénomène est déjà bien engagé : certains d’entre eux commencent déjà à manifester le souhait de remonter dans la hiérarchie, comme on avait commencé à le voir il y a quelques années. Areva avait par exemple rattaché la fonction à la direction de la stratégie. Les DRH doivent se méfier : la formation fait partie intégrante de la stratégie RH, il ne faudrait pas qu’ils s’en fassent déposséder.

Les nouveaux responsables formation seront de véritables stratèges, qui devront avoir une vision. Il leur faudra être visionnaires, mais aussi « ingénieristes » de premier plan, pour construire des processus d’acquisition des compétences avec tous les moyens à disposition : formation « classique », formation à distance, formation en situation de travail, participation à des colloques… On ne se préoccupera plus de savoir si ces actions peuvent être labellisées « formation ». L’important sera de viser l’acquisition ou le maintien de compétences. Dans cette approche, il suffit d’un objectif pédagogique et d’une évaluation a posteriori : ce qui vient entre les deux peut être de toute nature.

 

Que faites-vous de Qualiopi, la nouvelle certification qualité des organismes de formation ?

Je suis en guerre contre la dictature de Qualiopi. De plus en plus, on pourra et on devra se passer des financements publics. Dans ces conditions, pas besoin de certification qualité.

Le passage de Datadock à Qualiopi nous est présenté comme une simplification : c’est loin d’être le cas. Les écoles professionnelles et les CFA sont obligés d’y passer pour pouvoir travailler. Pour ces organismes, c’est une tâche extrêmement lourde. J’ai été en contact avec un CFA qui avait besoin de 3 équivalents temps plein pour préparer l’audit !

Qualiopi ne permet absolument pas de garantir la qualité des formations. Il ne faut pas faire passer la procédure avant le fond. Nous nous retrouvons un peu dans la même situation qu’il y a quelques années avec la norme ISO 9000 : très vite, on s’était aperçu qu’on pouvait faire de la daube, du moment que c’était de la daube ISO 9000.

En pratique, quand un formateur maîtrise bien son groupe, qu’il a compris les attentes et les besoins de chacun des stagiaires, qu’il a individualisé sa pédagogie, il sort du cadre, automatiquement. Il n’est plus Qualiopi. Le pédagogue est un chef d’orchestre qui fait jouer des partitions différentes à ses instrumentistes. Avec Qualiopi, ce n’est pas possible : la formation devient un processus normalisé. Le danger de Qualiopi ne se limite donc pas à la lourdeur administrative de la démarche : il y a également un vrai risque de déperdition de performance.

Un point de vocabulaire pose aussi problème : pour la partie « formation théorique » des formations en alternance, Qualiopi ne peut pas s’empêcher de parler d’acquisition de compétences. Or, à l’école, ce sont des connaissances que l’on acquiert. Ces connaissances ne deviendront des compétences que lorsqu’elles auront été mises en pratique dans le cadre de l’entreprise.

 

Quelles en seront les conséquences pour les entreprises ?

Pour la plupart des entreprises moyennes et grandes, Qualiopi n’a pas tant d’importance. L’enjeu, désormais, c’est l’investissement. C’est d’arriver à calculer le retour sur investissement des formations, en pratiquant des évaluations à froid. Cette approche quantitative est difficile à mettre en place. Mais ce n’est pas parce que c’est difficile qu’il ne faut pas le faire.

Il y a aujourd’hui deux chantiers majeurs à mettre en place :

  • Les entreprises ont besoin de procédures d’évaluation à froid à la hauteur des enjeux. Le management doit impérativement être associé dès l’amont de la formation, pour définir les indicateurs à suivre.
  • Le responsable formation a devant lui un gros travail pour développer l’appétence des salariés pour la formation. Cette année, 63% des personnes interrogées par CentreInffo avaient ouvert un CPF, mais seules 42% connaissent le montant de leurs droits ; ils sont encore moins nombreux à les avoir utilisés (13% l’année dernière). Beaucoup de salariés ne sont absolument pas conscients de l’intérêt qu’il y a à se former.

 

Comment analysez-vous l’impact de la crise sanitaire sur la formation professionnelle ?

Je me contenterai de signaler trois éléments de convergence.

Premier élément : en télétravail, le rôle du manager se transforme, par nécessité. Le manager devient davantage coach et animateur, il ne peut plus être dans une relation purement directive aux salariés.

Deuxième tendance : la crise a accéléré, sans la créer, une évolution vers un mode de travail qui relève davantage de l’autogestion que de l’application pure et simple de directives managériales. J’ai un objectif, je suis évalué sur la base d’un rendu. Ce qui se passe entre les deux ne concerne pas mon manager. Je m’organise comme je veux.

Troisième point, plus inquiétant : La crise sanitaire a encore réduit la visibilité des entreprises sur leur développement. L’horizon stratégique s’était déjà rapproché, ces dernières années, de 10 ans à 3 ans. Nous savons maintenant qu’à tout moment, cette visibilité peut être réduite à zéro par un événement imprévisible, comme cette pandémie. Les besoins en compétences peuvent être remis en cause d’un moment à l’autre. Certains besoins s’annulent tandis que d’autres apparaissent, à très court terme. C’est extrêmement perturbant pour les RH et pour la formation. Dans cette crise, il a fallu parer au plus pressé, l’accompagnement des télétravailleurs, l’évolution ou le développement de certains métiers, comme ceux de la logistique, particulièrement mobilisés en cette période.

Sur ces trois points, nous ne reviendrons probablement pas à la situation antérieure.

 

Qu’est-ce qui s’oppose aujourd’hui à la prise en compte de la formation comme investissement ?

Il faudrait d’abord que l’on accepte de considérer la formation comme un élément du capital humain, et le capital humain comme une part du capital. Jusqu’à présent, la formation a largement été considérée comme une charge. Dès lors que l’on peut démontrer qu’il s’agit d’un investissement qui produit de la valeur ajoutée, on devrait avoir la possibilité de l’amortir comptablement. Actuellement, ça n’est le cas que pour la formation associée à un investissement matériel.

Le principal obstacle conceptuel, c’est que dans la notion d’investissement, il y a une idée de propriété. Quand j’investis dans une machine, elle est à moi. Mais un individu que je forme ne m’appartient pas, et sa compétence non plus. Je ne pourrai pas le revendre. En revanche, on pourrait inventer de nouvelles règles, qui passeraient par des documents extracomptables. On pourrait imaginer de différer l’amortissement, par exemple en dépréciant l’investissement si le collaborateur vient à démissionner dans les trois ans. Des experts travaillent sur ce sujet, du point de vue comptable, davantage que du côté RH, ce qui est dommage : il y a là un formidable défi pour les ressources humaines. Imaginez qu’un DRH puisse dire « tel investissement formation a augmenté la valeur de l’entreprise de tant »…

 

Mais comment, concrètement, évaluer le ROI de la formation ?

J’en ai discuté avec Donald Kirkpatrick  il y a quelques années. Son modèle parlait de retour sur attentes (return on expectations, ROE). Lorsqu’on le poussait dans ses retranchements, il disait volontiers que si le retour financier était une attente, le ROE devenait ROI… On peut très bien produire des données de ROI avec la méthode Kirkpatrick, en fixant les bons indicateurs en amont de la formation. Ce qui suppose, encore une fois, de « mouiller » les managers et les opérationnels dès le début du processus. Toutes les formations peuvent se mesurer, pourvu qu’on fixe les bons indicateurs. Par exemple, une formation au management ou au travail d’équipe peut se traduire par une réduction du nombre de conflits, ce qui représente des économies. Telle formation de commercial a permis d’accroître le portefeuille client de tant, telle formation à la qualité a réduit le nombre d’erreurs ou de malfaçons… Tout cela s’évalue.

Cela implique un autre point capital : pour mesurer qu’une compétence a été acquise, encore faut-il qu’elle ait été mise en application. J’ai été chargé, à une époque, de former des agents de la RATP au métier d’agent de maîtrise. J’ai souvent vu des agents qui sortaient de formation sans être mis en situation : on ne leur donnait aucune équipe à gérer. La compétence attendue ne pouvait pas être acquise, puisqu’elle n’était pas appliquée. Heureusement ces cas étaient exceptionnels.

 

Que pensez-vous de la réforme du CPF ?

Quand le compte personnel de formation a été mis en place, il était de bon ton de dire qu’il allait rendre l’individu acteur de sa formation. C’était une illusion : lorsque le salarié est managé de manière infantilisante, sans recherche d’une visibilité et d’une responsabilisation sur son avenir, il y a peu de chance pour que cela fonctionne. La crise sanitaire peut contribuer à changer les choses : les salariés vont peut-être développer une appétence pour la prise en main de leur parcours et de leur formation.

Le CPF peut prendre tout son sens dans ce contexte. Le fait de l’avoir monétisé et désintermédié a changé la donne. Le CPF ressemblait davantage à un livret de caisse d’épargne ; désormais c’est un véritable compte, dont on peut mobiliser les fonds à tout moment. Un bémol cependant : il est dommage d’être resté bloqué sur les formations certifiantes ou qualifiantes.

Une évolution intéressante serait de permettre à un salarié qui arrive à la retraite de céder son solde à ses ayants-droits. Jusqu’à présent, le CPF a tout du patrimonial, mais il ne peut pas être cédé. Cette possibilité serait intéressante, et on commence à en entendre parler. Ce changement aurait bien sûr d’importantes conséquences financières : on sait bien que le CPF n’est pas financé dans sa globalité.

La co-construction entreprise/salarié peut aussi s’envisager, à condition que l’entreprise ne prenne pas le CPF pour un financement par défaut de sa politique de formation. C’est un sujet qu’il me paraît important de laisser dans le cadre de la relation entreprise/salarié : j’ai plus de doute sur les tentatives de définir des règles à l’échelle de la branche. L’entreprise doit rester en première ligne sur ce sujet.

 

Comment va évoluer le système de formation, selon vous ?

Je m’étonne d’abord de la position des partenaires sociaux. Je demandais récemment à Laurent Berger pourquoi, lors des deux derniers accords nationaux interprofessionnels, les syndicats n’avaient jamais amené le fait que la formation pouvait être un investissement, un actif immatériel. Il m’a dit que même le Medef ne le leur avait pas demandé… C’est un sujet qui, pour les syndicats comme pour le patronat, n’est pas d’actualité. Les partenaires sociaux auraient pourtant pu s’entendre sur ce point. Il commence cependant à y avoir des signes d’une convergence dans ce sens : la CGC, notamment, commence à en parler. C’est un sujet majeur pour les prochaines années.

La question de passer la dépense de formation en crédit d’impôt pourrait également se poser, à certaines conditions. On a parlé à un moment de créer un crédit d’impôt sur les abondements que l’individu apporte sur son propre CPF. J’ai entendu dire que ce n’était pas exclu à l’avenir.

Une chose est sûre : il faut éviter de toucher à l’architecture globale du système de formation. Il faut laisser un peu de temps aux entreprises. La prochaine réforme, s’il y en a une, devrait s’intéresser davantage à la formation comme investissement. Les deux précédentes ont préparé le terrain, même si ce n’était pas forcément l’idée des hauts fonctionnaires qui les ont élaborées !

 

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  • 100 % D'accord, I'm in s'il y a besoin de soldats pour cette guerre .... La certification ne fait pas la compétence de formateur en l'occurrence plus la capacité à faire des fleurs dans les marges administratives parfois voire souvent au détriment de l'expérience des apprenants . En outre passer d'un Datadock gratuit à un Qualiopi payant, est en outre une escroquerie à la française comme nous en avons des tas d'autres et dont l'utilité , à part donner la béquée à des organismes de certification est douteuse.

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