Jean-Roch Houllier, Safran University : « La réalité virtuelle couplée à l’IA offre des perspectives pédagogiques très intéressantes »

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Jean-Roch Houllier est Head of Operations, Learning & Digital au sein de Safran University, l’université du groupe SAFRAN. Son parcours l’a mené d’Alcatel-Alsthom à Thales, puis au groupe Safran en 2020. Il intervient dans de nombreuses écoles, dont HEC et Skema, sans perdre de vue sa première vocation : la préhistoire. Il nous parle de Safran University, du rôle des universités d’entreprise, mais aussi de l’apport concret de l’IAG et de la réalité virtuelle à la formation.

 

Quel est le rôle de Safran University au sein du Groupe ?

L’université joue un peu le rôle de centre d’expertise et de garant des processus associés à la formation. C’est ainsi que nous nous réunissons et partageons chaque semaine avec les responsables formation des filiales de Safran. Nous leur apportons du soutien, de l’accompagnement, de l’expertise légale, mais aussi de l’aide en matière de financement.

Je suis devenu Head of Learning & Digital de Safran University en avril 2020, en pleine crise sanitaire, avant de prendre en plus la casquette de Head of Operations en septembre 2022. À mon sens, il est essentiel de disposer au sein d’un département formation d’une fonction de type « opérations » si l’on veut vraiment être en capacité d’industrialiser la formation, c’est-à-dire de la déployer à grande échelle.

D’une façon générale, lorsqu’on entre dans le domaine de l’innovation pédagogique et digitale, je suis convaincu qu’il est nécessaire de fonctionner en mode projet, en se fondant sur des « proof of concept » (POC). La conduite de projet n’est pas une compétence native de ressources humaines et de la formation. Mais plus cette dernière se complexifie, plus le mode projet devient important pour réussir les projets associés : lorsqu’il s’agit simplement de déployer 4 jours de formation, le mode projet est superflu ; mais les outils, les marchés, les besoins de compétences se sont développés et complexifiés considérablement, et l’approche par projet est devenue indispensable.

L’une des grandes vertus des POC est de permettre d’avoir des investissements limités au départ et d’expérimenter sur un périmètre réduit, en prenant moins de risques. Dès que tous les feux sont au vert pour un développement industrialisé, le financement peut passer à la vitesse supérieure, du « non-récurrent » (au sens budget dédié à l’innovation) au récurrent, de l’innovation (au sens d’une invention ayant trouvé son client) à l’industrialisation.

 

Quel est votre volume d’activité ?

En 2023, Safran University a déployé 445 000 heures de formation, avec un mix digital vs présentiel de 49 % / 51 %. Suite à la crise, nous avons tenu à ne pas rester uniquement digitaux alors même que les collègues demandaient le retour du présentiel et étaient lassés de la classe virtuelle. Nous sommes capables de modéliser n’importe quelle formation sous tous les formats et favorisons désormais les parcours multimodaux, au carrefour des modalités pédagogiques synchrones/asynchrones, distancielles et présentielles. Cela explique l’importance grandissante du rôle d’architecte de parcours de formation. Coté digital, nous mettons à disposition 8 000 contenus digitaux, dont les 2/3 sont faits « maison ».

 

Comment se structure votre offre ?

Elle s’apparente à une « fusée à trois étages ». En haut, il y a les programmes stratégiques de formation transversaux et délivrés en interentreprise, au nombre de 200 environ. Il s’agit de sujets stratégiques pour le Groupe comme l’aviation décarbonnée, l’excellence opérationnelle, la transformation digitale… L’université est ici clairement « business partner » du Groupe et de ses filiales.

Le 2e étage correspond à ce que nous appelons les formations labélisées. Il renvoie à un millier de formations que nous ingénierons, mais ne délivrons pas. Les filiales sélectionnent les formations qu’elles jugent pertinentes et recréent localement leur propre catalogue. Le 3e étage, enfin, est celui des formations propres à chaque société. Les 3 types de formation sont accessibles aux collaborateurs dans l’écosystème de formation Safran.

Les profils des collaborateurs de l’université sont de deux natures. Il y a d’un côté des collaborateurs qui ont « baroudé » dans les métiers et sont fortement crédibles vis-à-vis de ces derniers. Ces derniers portent l’offre de formation. De l’autre, des collaborateurs issus de la pédagogie et de la formation, avec des profils plutôt de type « Digital Learning Managers ». Il est important de combiner ces deux types de profils pour assurer la crédibilité de l’université – les premiers en particulier sur le fond (le métier), les seconds sur la forme (la pédagogie).

L’université est construite sur 3 fondamentaux. Le premier est un incontournable, la connexion au business et au marché. Il faut savoir parler couramment « Safran » et comprendre les enjeux métier du Groupe et de ses filiales. Le second, classique dans les universités d’entreprise, est le partage et la compréhension de la culture d’entreprise, du creuset identitaire, de l’ADN l’entreprise. Et le 3e pilier est l’innovation, au sens de la longueur d’avance que peut proposer l’université au groupe et à ses filiales en matière de développement et de formation.

Pour maintenir la crédibilité d’un département de formation, il est également essentiel de rester fortement connectés à l’extérieur, tout particulièrement dans ces périodes de changement et de fortes évolutions des approches et solutions pédagogiques et digitales. Tous les 3 mois environ, nous recevons ou visitons une entreprise dans le domaine de la formation. L’échange se fait dans les deux sens : nous leur demandons des clés de réussite sur leurs projets, et nous leur en donnons réciproquement. C’est l’une des dimensions de la veille. Si nous ne trouvons pas rapidement les réponses aux questions pédagogiques qui se posent, les filiales et les métiers les trouveront avant nous.

 

Qu’apportent les IA génératives conversationnelles à la formation ?

Il y a une promesse du e-learning qui n’a jamais été vraiment totalement tenue : c’est celle de la personnalisation de la formation. Il y a des raisons de penser que les IAG parviennent enfin à la tenir. A titre d’exemple, les agents conversationnels, qui sont en train d’arriver, nombreux sur le marché, pourraient permettre d’améliorer la contextualisation et personnalisation de la formation. Ils rapprochent en cela la formation du terrain. En étant capable d’interagir spécifiquement avec les apprenants, l’IAG peut orienter la formation en temps réel et en situation de travail simulée, se concentrer sur les lacunes spécifiques de chacun.

 

Avez-vous déjà mis en œuvre ce type de solutions ?

Nous avons déployé des formations en utilisant une technologie légèrement antérieure au « big bang » des IAG. Avec notre partenaire, nous avons dessiné, pour chaque problématique à traiter, des arbres de conversation simulée pour modéliser les discussions possibles entre l’apprenant et l’avatar proposé. Il y a donc des bifurcations prévues en fonction des réponses du participant. C’est ce que j’appellerais une « IA de filtrage », non générative. L’outil détecte des mots-clés et les interprète pour orienter la conversation vers les branches pertinentes. L’apprenant est ainsi associé à la façon dont est délivré le savoir ; chaque jeu d’interaction lui est propre.

Nous avons déjà déployé un module de ce type pour la formation de nos acheteurs, en développant des conversations simulées d’entraînement avec des interlocuteurs virtuels. L’IAG va permettre d’aller plus loin. L’inconvénient des arbres de conversation, c’est que dès lors que l’apprenant sort des répliques prévues, l’interaction ne fonctionne plus. Il faut donc prévoir des arbres très extensifs, et le processus est lourd. L’IA générative permet d’être à la fois plus légers et plus efficaces en matière d’ingénierie pédagogique.

Nous avons commencé à développer de nouveaux outils de formation utilisant l’IAG. Ils arriveront cet été dans notre plateforme digitale. Nous sommes sur une approche très internalisée de la création de contenus pédagogiques. Nous formons également nos formateurs à l’IAG et à ses conséquences. Nous proposons ainsi des cours pour apprendre l’art du prompt, et nous mettons en place une cellule de SAV, pour accompagner les collaborateurs sur des temps synchrones réguliers vers la maîtrise de cette technique.

 

Plus généralement, quels sont selon vous les apports possibles de l’IA à la formation ?

Nous nous basons sur le modèle ADDIE (Analyse, Design, Développement, Implémentation et Evaluation). Il y a d’abord l’axe « idéation ». En amont, dans la phase d’analyse, l’IA peut par exemple aider à la création des personas des futurs utilisateurs du dispositif de formation. Elle peut jouer un rôle capital dans les parties design et développement, en particulier pour la création de contenus. Nous l’utilisons déjà, par exemple, pour la génération de quiz interactifs. Créer un quiz « à la main » représente en général une heure de travail (la question et ses alternatives).

Elle peut encore aider à la préparation du cahier des charges et à la définition des objectifs pédagogiques, assister l’ingénieur pédagogique dans la planification du projet dans les phases amont, réaliser l’estimation budgétaire… Ou encore, accompagner l’élaboration du plan de communication. Nous nous en servons également pour trouver des accroches, des titres pour marketer les formations. Et l’IA est d’une aide précieuse pour évaluer les travaux des apprenants et analyser leurs résultats.

Il y a aussi toute la partie linguistique. L’IA veille à ce que les contenus soient bien écrits et orthographiés. Mais elle est surtout très utile, dans une multinationale, pour assurer la localisation des contenus, c’est-à-dire leur déploiement dans les différents pays et leur traduction/adaptation dans différentes langues. Il existe encore des applications dans le domaine du handicap : des outils à base d’IA existent pour rendre les formations plus accessibles aux personnes en situation de handicap. Les gains de productivité sont indéniables.

 

Le déploiement de ces outils n’a-t-il pas des implications en matière de sécurité informatique ?

Il existe effectivement un frein réel lié à la sécurité. En matière de confidentialité et de sécurité des données, nous avons mis en place une charte avec une double dimension. Il y a d’abord un périmètre interne d’outils dûment qualifiés et utilisés dans des environnements sécurisés. Le recours à GPT Trusted permet ainsi de bénéficier de toute la puissance de GPT en toute confidentialité. Concernant les autres solutions, il faudra uniquement réaliser des demandes génériques (par exemple un prompt pour trouver une accroche marketing pour une formation).

 

Comment vous adaptez-vous à l’accélération de l’innovation dans le domaine de la pédagogie digitale ?

Il est important de se tenir au courant des nouvelles approches et solutions qui sortent, et donc de suivre l’actualité bouillonnante des start-ups du domaine. De même, il ne faut pas oublier nos partenaires actuels, qui sont eux-mêmes en train de muter, par exemple en matière d’IA. Notre plateforme digitale historique s’est dotée par exemple de fonctions d’analyse de documents qui lui permettent d’élaborer des parcours de formation adaptés à chacun. L’adaptation ne passe donc pas nécessairement par la multiplication des nouveaux prestataires.

Un point important est de parvenir à garantir que ce qui a été appris il y a quelques mois reste valable aujourd’hui, en surveillant et en évaluant les nouveautés qui arrivent sur le marché. C’est tout l’enjeu d’une veille efficace. Par exemple, nous utilisons une solution pour la génération d’avatars en vidéo dans différentes langues. L’arrivée récente d’une autre solution, qui permet la traduction de vidéos préexistantes en plusieurs langues, rebat les cartes : devons-nous adopter le nouvel outil et abandonner l’actuel, voire déployer les deux?

Nous veillons surtout à nous poser d’abord la question du « quoi », avant d’envisager le « comment ». Si nous ne procédons pas de cette manière, nous risquons de nous perdre dans une jungle de solutions, sur un marché qui en est saturé.

 

Quel usage faites-vous des technologies de réalité virtuelle ?

La réalité virtuelle offre des perspectives très intéressantes dès lors qu’elle est couplée avec l’intelligence artificielle. Nous pouvons prendre une fiche du catalogue de formation, la confier à l’IA qui la synthétise, et l’avatar en réalité virtuelle la délivre directement. Pour le moment ce type d’application relève, selon le fameux diagramme de KANO, du « nice to have » ; mais on passera bientôt en « must have » dès lors qu’elle sera banalisée.

C’est d’ailleurs une évolution très remarquable : nous basculons de plus en plus vite du « nice to have » (la fonction que personne n’attend, qui suscite un effet « waouh » mais pas de regrets si elle n’est pas là) au « must have » (la fonction dont on ne peut pas se passer sous peine de voir partir les utilisateurs). Il y a une accélération de l’innovation mais aussi de sa standardisation. Il faut donc, encore une fois, rester aux aguets, être réactifs et veiller à ce que les partenaires les soient également.

 

Safran a obtenu en 2023 le trophée « Digital Learning » de Fefaur dans la catégorie « Évaluation et mise en pratique ». De quoi s’agit-il ?

Nous avons innové en matière d’apprentissage en situation de travail, en digitalisant l’action de formation tutorale au poste de travail. Il ne s’agit pas de remplacer les tuteurs, mais d’optimiser le processus tutoral. Nous avons mis au point un processus de digitalisation et d’analyse des gestes de travail et du socle des compétences nécessaires pour chaque métier enseigné. La solution mise en place avec notre partenaire suit l’action de formation tutorale de bout en bout en faisant le lien entre tuteur, tutoré et manager.

7 filiales sur 12 ont adopté la plateforme, appliquée notamment à des formations de fraiseur ou de chaudronnier. Elle permet d’optimiser l’efficacité de l’AFEST (Action de formation en situation de travail), en amenant l’apprenant à développer ses compétences directement sur le poste de travail. Comme toujours, il n’est pas facile de mesurer le ROI d’une action de formation, mais nous avons eu des retours extrêmement positifs du terrain pour celle-ci, incluant des gains significatifs, en particulier en termes d’heures productives.

La formation des « cols bleus » est un domaine qui m’est cher : j’ai longtemps travaillé sur la question de la captation du geste métier en vue de sa transmission, qui suppose notamment d’expliciter tout ce qui est implicite. Le digital et l’IA peuvent ainsi aider à créer une forme d’Afest augmentée !

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