Entretien professionnel : les premières sanctions tombent

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Le non-respect des obligations de l’entreprise en matière d’entretien professionnel est sanctionné par le code du Travail. Outre l’abondement complémentaire de 3 000 €, l’employeur peut être redevable d’amendes et de dommages et intérêt. Mais concrètement, que se passe-t-il sur le terrain ? Que risquent vraiment les entreprises ? Centre Inffo a réalisé une première revue des décisions de justice en la matière lors d’un webinar du 15 juin 2023 avec Parlons RH. Des données sur les abondements correctifs ont par ailleurs été diffusées depuis par le gouvernement.

 

Mis à jour le 21 novembre 2023

Sommaire
Rappel : quelles sont les obligations des entreprises en matière d’entretien professionnel ?
Que risquent les entreprises qui ne remplissent pas leurs obligations ?
Où en est-on de l’application de ces mesures ?
Les dommages et intérêts pour non-organisation de l’entretien professionnel
Un point de vigilance : comment justifie-t-on de l’organisation d’un entretien professionnel ?
L’entretien doit être spécifique
Une décision atypique à surveiller sur l’entretien des 6 ans
Entretien des 6 ans : faut-il remplir une condition ou les deux ?

 

Rappel : quelles sont les obligations des entreprises en matière d’entretien professionnel ?

Pour tout savoir sur l’entretien professionnel, son historique, sa finalité et les obligations qui y sont associées, nous vous invitons à consulter l’article que nous avons consacré à ce sujet. Nous nous contentons ici de rappeler l’essentiel.

L’entretien professionnel a été créé par la réforme de 2014 et réformé par celle de 2018. Il est codifié à l’article L6315-1 du code du Travail. Celui-ci précise que « A l’occasion de son embauche, le salarié est informé qu’il bénéficie tous les deux ans d’un entretien professionnel avec son employeur consacré à ses perspectives d’évolution professionnelle, notamment en termes de qualifications et d’emploi. » Il est distinct de l’entretien d’évaluation et doit faire l’objet d’un document spécifique dont une copie est remise au salarié.

Tous les 6 ans, l’entretien professionnel prend la forme d’un état des lieux, au cours duquel un certain nombre de points sont passés en revue : formations suivies, certifications acquises, évolution professionnelle au cours des 6 ans écoulés.

Ces obligations s’appliquent à toutes les entreprises, quelle que soit leur taille.

 

Que risquent les entreprises qui ne remplissent pas leurs obligations ?

En cas de défaut à remplir ses obligations en matière d’organisation des entretiens professionnels, l’entreprise encourt les sanctions suivantes :

  • Quelle que soit sa taille, l’entreprise peut être condamnée à payer des dommages et intérêt, en général dans le cadre d’un autre contentieux, le plus souvent lié à un licenciement, comme nous allons le voir. Ces dommages sont justifiés par la perte de chance liée au fait de ne pas avoir bénéficié des informations qui doivent être diffusées au cours de ces entretiens. Celles-ci sont au moins de deux natures : les possibilités en matière de formation et d’évolution professionnelle au sein de l’entreprise d’une part ; les informations obligatoires sur la VAE, le conseil en évolution professionnelle et le CPF d’autre part.
  • Pour les entreprises de 50 salariés et plus, il s’y ajoute le versement obligatoire d’un abondement de 3 000 € sur le compte personnel de formation (CPF) du salarié concerné. Si l’entreprise ne le fait pas d’elle-même et qu’elle est contrôlée, elle est mise en demeure de payer. Si elle ne s’exécute pas, elle encourt le paiement d’une amende de 6 000 € à verser au trésor public, en plus des 3 000 € qui restent à verser sur le CPF du salarié.

 

Où en est-on de l’application de ces mesures ?

Lors d’un webinar « 24h RH » organisé par Centre Inffo et Parlons RH le 15 juin 2023 et animé par Fouzi Fethi, responsable du pôle Droit et Politiques de formation de Centre Inffo, la juriste Valérie Michelet a analysé les décisions rendues par les cours d’appel au cours des premiers mois de 2023.

L’application de la loi, nous dit-elle, est encore trop récente pour que la cour de cassation ait déjà eu l’occasion de se prononcer sur des affaires : seuls les « juges du fond » (prud’hommes et cours d’appel) ont rendu des arrêts. Une partie de ces derniers feront sans aucun doute l’objet de pourvois en cassation, et ce n’est qu’à l’issue de ces derniers que la jurisprudence commencera à se fixer.

En clair, les premières décisions des juges ne nous disent pas encore comment la loi sera appliquée à long terme ; mais elles permettent de déceler les points de vigilance à surveiller, et de mesurer l’ampleur de l’insécurité juridique qui entoure l’entretien professionnel.

À mi-juin, depuis début 2023, une centaine d’arrêts de cours d’appel font mention de l’entretien professionnel. Les principaux points à retenir sont les suivants.

Par ailleurs, le Jaune budgétaire pour 2024 donne des chiffres relatifs aux abondements correctifs versés par les entreprises au titre des entretiens professionnels non pris. Le document ne permet pas de savoir quelle part de ces versements a été effectuée spontanément ou suite à un avertissement des autorités, voire d’une décision de justice. Mais l’ordre de grandeur est intéressant : en 2022, 164 M€ ont été versés à ce titre par 1 748 établissements, au bénéfice de 54 410 salariés. Ce qui représente une moyenne de 31 salariés par établissement concerné. Nous sommes donc en-dessous de 0,3% des salariés du privé. Il est permis de penser que le nombre de salariés n’ayant pas bénéficié des entretiens professionnels obligatoires ou d’une formation en 6 ans est sensiblement plus élevé.

 

Les dommages et intérêts pour non-organisation de l’entretien professionnel

Un grand nombre des décisions analysées portent sur l’octroi de dommages et intérêts lorsqu’il est démontré que le salarié n’a pas bénéficié d’un entretien professionnel tous les deux ans depuis 2014. Trois points essentiels à retenir sur ces décisions :

  • Elles interviennent dans le cadre de contentieux du travail, le plus souvent liés à des contestations de licenciement. Il n’y a pas d’actions visant uniquement ce point. Valérie Michelet rappelle que les indemnités de licenciement font désormais l’objet d’un barème et qu’en conséquence les plaignants sont incités à rechercher des « compléments » d’indemnisation via d’autres moyens. La non-organisation des entretiens professionnels en fait partie.
  • Toutes les entreprises sont concernées, quelle que soit leur taille. Un certain nombre d’entreprises de moins de 50 salariés ont fait l’objet de décisions défavorables à l’employeur.
  • Les montants en jeu sont relativement faibles : les sommes allouées s’échelonnent entre 300€ et 2 000€ dans les décisions examinées.

 

Un point de vigilance : comment justifie-t-on de l’organisation d’un entretien professionnel ?

A quelles conditions les dommages sont-ils prononcés ? Dans beaucoup de décisions, l’entreprise n’a tout simplement pas organisé les entretiens, ou n’a aucun moyen de démontrer qu’elle l’a fait. Dans ces cas, le plus souvent, les dommages sont retenus.

Il arrive cependant que la cour reconnaisse le tort de l’entreprise sans prononcer de dommages et intérêt, considérant que le préjudice n’est pas établi. Les décisions sont très variables sur ce point.

Une décision, prise par la cour d’appel de Rouen le 13 avril 2023, pourrait faire date : elle concerne un salarié de Renault, qui assure ne pas avoir bénéficié des entretiens biennaux ni de l’entretien des 6 ans. Cet arrêt est particulièrement intéressant, d’une part parce qu’il est détaillé, mais aussi parce qu’il porte exclusivement sur la question de l’entretien professionnel. Le groupe, pour se défendre, fait valoir qu’il a mis au point des formulaires d’entretien professionnel ainsi qu’un guide dédié et une grille à remplir, distribués aux managers et aux salariés. Un accord d’entreprise a même institué le principe d’un entretien professionnel annuel.

Mais la cour d’appel estime les preuves insuffisantes : selon elle, il est indispensable que l’entretien professionnel soit sanctionné par un document signé des deux parties – une précision qui n’apparaît pas en tant que telle dans la loi. Pour la cour, le document doit reprendre spécifiquement le contenu de l’entretien, et préciser que les points obligatoires (notamment VAE, CEP, CPF) ont bien été abordés. Un document-type ne suffit pas. Un autre arrêt (cour d’appel de Paris, 9 février 2023) l’exprime clairement : « Il ne peut être considéré que la société [X] démontre avoir respecté les obligations mises à sa charge en la matière par la seule production de l’envoi à la salariée d’une matrice vierge d’entretien professionnel accompagnée d’un support d’une aide à l’organisation ou d’un guide. »

Dans l’affaire Renault, retenons qu’une politique RH méthodique et approfondie autour de l’entretien professionnel n’aura donc pas évité au groupe de se retrouver en tort (même si en l’espèce cela n’a pas débouché sur le versement de dommages).

 

L’entretien doit être spécifique

Ces décisions rappellent un autre point : la nécessaire séparation de l’entretien annuel d’évaluation et de l’entretien professionnel. Le groupe Renault a fait évoluer sa pratique en la matière à compter de 2021, selon la cour. Certaines entreprises essaient cependant de faire passer d’autres types rendez-vous pour des entretiens professionnels. Ainsi de cette entreprise du secteur de la propreté qui cherchait à faire valoir comme tel des « entretiens préalables à des sanctions disciplinaires » (selon les termes de la décision de la cour d’appel de Paris le 19 avril 2023).

 

Une décision atypique à surveiller sur l’entretien des 6 ans

Peu de décisions concernent, à ce stade, l’entretien « état des lieux » des 6 ans. Mais  l’une d’elle retient tout particulièrement l’attention : la cour d’appel de Versailles a ainsi estimé dans un arrêt du 10 mai 2023 que la référence à retenir pour l’organisation de cet entretien était non pas le 7 mars 2020 (soit 6 ans après le vote de la loi qui créait l’entretien professionnel), mais le 7 mars 2014. En clair, un salarié embauché en 2008, disposant d’une ancienneté de 6 ans en mars 2014, aurait dû recevoir son entretien-bilan dès 2014 !

Le texte de l’arrêt est clair à ce point de vue : « C’est à tort que l’employeur expose que l’entretien récapitulatif devant être organisé tous les six ans, la première échéance devait intervenir en mars 2020 pour les salariés déjà en poste en mars 2014. En effet, le texte ci-dessus précise clairement que la durée de six ans « s’apprécie par référence à l’ancienneté du salarié dans l’entreprise. ». Or, le salarié a été engagé par la société le 12 février 2008.

Dès lors, l’employeur, dont il faut rappeler qu’il emploie habituellement environ mille salariés, aurait dû lui faire bénéficier à partir de mars 2014, de l’entretien d’état des lieux prescrit par l’article L. 6315-1 II ci-dessus. »

Cette interprétation, totalement contraire à celle du ministère du Travail, a de grandes chances d’être démentie par la suite, et reste une décision totalement isolée. Dans un autre cas, la cour d’appel de Nîmes a ainsi tranché différemment : le salarié réclamait son abondement du fait que l’entretien des 6 ans n’avait pas été organisé, mais comme il avait quitté l’entreprise avant 2020 (soit 6 ans après la réforme de 2014), la cour a estimé qu’il n’y avait pas droit.

Il reste important d’avoir ces différences en tête pour mesurer l’incertitude juridique dans laquelle les entreprises sont placées au regard de leurs obligations de formation.

 

Entretien des 6 ans : faut-il remplir une condition ou les deux ?

Pour déclencher l’abondement complémentaire de 3 000 €, le code du Travail fixe deux conditions : la non-organisation des entretiens professionnels biennaux, et la non-proposition par l’entreprise au salarié d’une formation non obligatoire au cours des 6 années précédentes. Mais que se passe-t-il si l’entreprise ne remplit qu’une seule de ces conditions ?

Comme nous l’évoquions déjà l’année dernière, le « Questions-Réponses » du ministère du Travail sur le sujet est sans ambigüité : il suffit que l’entreprise faillisse à une seule de ces deux conditions pour être redevable de l’abondement. Mais une décision de la cour d’appel de Paris de décembre 2020 avait semé le doute : selon cette juridiction, les deux conditions étaient cumulatives. En d’autres termes, pour être astreinte à l’abondement, l’entreprise devait à la fois avoir négligé d’organiser les entretiens ET n’avoir proposé aucune formation non-obligatoire au salarié.

Là encore, le ministère et les juges ne sont pas d’accord. L’interprétation de la cour d’appel de Paris se retrouve dans d’autres arrêts, notamment celui de la cour d’appel de Rouen concernant le groupe Renault, mentionné ci-dessus. Alors que, comme nous l’avons vu, les torts du groupe ont été reconnus pour la non-organisation des entretiens professionnels et de l’entretien-bilan, la cour refuse d’imposer le versement de l’abondement sur le CPF. Le salarié, en effet, avait bénéficié de formations au cours des 6 ans précédents.

 

La doctrine juridique sur le respect des obligations en matière d’entretien professionnel est donc loin d’être fixée à ce jour. Pour le moment, le risque ne semble pas tellement venir des abondements, apparemment peu exigés et peu accordés, du fait de l’interprétation favorable que les juges font du texte sur ce point. Des points de vigilance apparaissent cependant de plus en plus clairement. Le maître mot est « traçabilité » : l’entretien doit être spécifique, démontré et faire l’objet d’un document dédié. Il faudra par ailleurs suivre l’évolution du montant des abondements correctifs totaux versés par les entreprises.

 Crédit photo : Shutterstock / Philip Steury Photography

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4 commentaires

  1. Je vous remercie pour cet état des lieux très clair sur l’obligation en matière d’entretien professionnelle.
    Est-il vrai de dire finalement que la sanction vient plus par les décisions prud’hommales que par le contrôle de l’Etat car en réalité, beaucoup d’entreprises négligent cet exercise à la faveur de l’entretien annuel, généralement plus orienté performance que développement des compétences

    • Bonjour Stéphanie, merci pour votre commentaire. Oui, il semble que beaucoup d’entreprises confondent encore les deux entretiens ou les organisent simultanément. Votre remarque très juste a été pour nous l’occasion d’actualiser notre article: le Jaune budgétaire pour 2024 nous a en effet appris que les entreprises avaient versé 164M d’abondement correctif en 2022, sans que l’on sache si c’est suite à une démarche des autorités ou spontanément (voir ci-dessus).

  2. Bonjour, merci pour cet article qui apporte des précisions très utiles sur ces obligations liées à l’entretien professionnel. Une question subsiste néanmoins concernant les modalités de l’état des lieux. Est-ce que le suivi d’une formation non obligatoire suffit, en sus des entretiens et pour toutes les entreprises? Alors que l’article L6315-1 mentionne toujours la réalisation des 2 actions sur les 3 prévues dans le cadre de la réforme de 2014 (à savoir le suivi d’une formation, l’obtention d’une certification, l’évolution salariale ou professionnelle) ? Merci d’avance pour votre aide sur ce point.

    • Bonjour Christine, merci pour votre commentaire et votre question. Oui, absolument, il suffit que le salarié ait suivi une formation non obligatoire au cours des 6 ans écoulés, et que les entretiens professionnels aient bien été organisés. L’article L6315-1 mentionne toujours la liste des 3 actions à vérifier lors de ce bilan, pour mémoire, mais ne fait plus référence à la nécessité, pour les entreprises de 50 salariés et plus, d’en avoir réalisé 2 sur 3 (depuis le 1er janvier 2019).

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