Didier Cozin : « avec 10 ans de plus, le Dif aurait bouleversé la formation »

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Didier Cozin dirige depuis 2006 AFTLV, un organisme de formation spécialisé dans la formation aux compétences de base (français, anglais, digital), en particulier dans les grandes entreprises de main-d’œuvre. Auparavant, il a enseigné la technologie au sein de l’Éducation nationale pendant plus de 20 ans, avant d’exercer le rôle de conseiller en formation continue dans un Greta. Auteur de nombreux ouvrages sur la formation, il prend régulièrement la parole sur le sujet dans les médias. Il répond aux questions de Management de la Formation sur les difficultés du système de formation professionnelle en France.

 

Quels sont selon vous les freins à la formation en France ?

La formation a officiellement une bonne image auprès du public, toutes les études le montrent ; mais la formation, c’est un peu comme l’humanitaire, personne n’est contre. Sur le terrain, cependant, il y a des réticences. Réticences des entreprises, bien sûr, avec l’idée que quand les personnels d’exécution sont en formation, ils ne sont pas au travail, ce qui représente une perte. Mais aussi réticences du côté des salariés.

Les plus qualifiés se forment volontiers : un ingénieur sait que son savoir est vite périmé s’il ne se forme pas. Pour les moins qualifiés, c’est beaucoup moins évident. Pendant le confinement, plusieurs millions de salariés ont été en chômage partiel. Très peu en ont profité pour se former. Pour prendre un exemple parmi nos clients, un grand groupe dans le bricolage avec ses 12 000 salariés n’a pu en former que 500 environ durant le premier confinement.

Les salariés les moins qualifiés ont relativement peu d’enthousiasme pour la formation. Ils ont souvent des mauvais souvenirs de l’école, et sont engagés dans des carrières où il est difficile de progresser. L’an dernier, lors d’une formation que j’effectuais dans une entreprise de la métallurgie dans la Marne, un ouvrier m’a confié : « j’ai 15 ans d’ancienneté, j’ai suivi tous les stages qu’on me demandait de suivre et je gagne aujourd’hui 50 € de plus qu’un jeune qui arrive en poste aujourd’hui »… Quel est l’intérêt de se former dans ces conditions ?

 

Votre organisme de formation s’adresse justement aux moins qualifiés. Qu’est-ce qui empêche les entreprises de former davantage ces publics ?

Les réformes successives entreprises depuis 2004 visaient toutes, en principe, à développer la formation des moins qualifiés. Mais une erreur majeure a été commise en 2014 avec la suppression du Droit individuel à la formation (DIF) au profit du Compte personnel de formation (CPF). Le CPF ne pourra jamais être véritablement utile à la masse des salariés, parce qu’il n’est pas financé d’une part, et parce qu’il repose uniquement sur le bon vouloir de l’individu d’autre part. Or, je crois que dans la formation professionnelle, le rôle de l’employeur est fondamental.

J’ai pu le constater sur le terrain en 2015. À l’époque, nous formions le personnel d’un important client de l’industrie du divertissement sur les compétences de base. Il y avait 1 500 personnes à former. Lorsque le Dif existait, le groupe jouait pleinement le jeu du développement des compétences. Le Dif supposait en effet l’accord de l’employeur : c’était à lui que le salarié désireux d’utiliser son Dif devait s’adresser pour mobiliser ses droits. Et l’initiative pouvait également venir de l’employeur. Le CPF a changé la donne : les droits sont devenus mobilisables à la seule main du salarié. En quelques semaines, cette entreprise a fait machine arrière sur son programme de formation. Beaucoup d’autres organisations ont eu la même réaction et ont opté pour un effort minimal en la matière.

 

Pourquoi ce revirement ?

Le CPF a déresponsabilisé les entreprises par rapport à la formation. Cette évolution était voulue. En 2012-2013, le Medef a eu très peur que l’on demande le provisionnement du Dif, suite au rapport de la Cour des comptes sur le sujet. Dans les grandes entreprises, cela pouvait représenter des millions d’heures et des sommes considérables. Le Medef a donc demandé et obtenu de François Hollande qu’il soit mis fin au Dif, et que celui-ci soit remplacé par le CPF, dispositif dans lequel l’employeur n’a plus de responsabilité ni d’intérêt.

Il faut au moins une dizaine d’années pour que les dispositifs de formation professionnelle soient connus et utilisés par les employeurs et les salariés. En changeant sans arrêt les dispositifs, on les torpille. C’est ce qui s’est produit avec le Dif, comme d’ailleurs avec le Cif, la période de professionnalisation, le bilan de compétences…

Je suis persuadé que si on l’avait conservé 10 ans de plus, le Dif aurait bouleversé la formation. Le dispositif fonctionnait un peu comme les congés payés : il fallait discuter avec l’employeur de son utilisation. C’était un moyen d’initier un dialogue social sur la formation entre les salariés et l’employeur.

 

Mais les entreprises ont bien une obligation de formation ?

Oui, pour compenser la fin du Dif et de la responsabilisation de l’employeur, la réforme avait prévu une contrepartie, avec l’entretien professionnel tous les 2 ans et l’obligation d’organiser au moins une formation par salarié. Mais le délai prévu de 6 ans était beaucoup trop long. Le temps que l’échéance arrive, les entreprises avaient tout oublié. En 2020, elles n’avaient rien fait. Le Covid est arrivé, le délai a été prolongé, et deux ans plus tard est enfin venu le moment, le 31 mars 2022, où les entreprises qui ne remplissaient pas l’obligation devaient payer. À ma connaissance, pour le moment, personne ne l’a fait. Toutes les entreprises que j’ai interrogées sur le sujet m’ont dit soit qu’elles ne paieraient pas, soit qu’elles estimaient être en règle, parfois sur la base de quelques heures de formation suivie par salarié. Cela suffira-t-il ?

Dans le même temps, y aura-t-il vraiment des contrôles ? Les entreprises de 50 salariés et plus représentent 7 à 8 millions de salariés. Comment contrôler le respect des critères pour chacun de ces salariés ?

 

Quel est le bilan du CPF ?

J’ai commencé à écrire un livre critique sur ce dispositif. Pour moi, le CPF est un faux dispositif de formation continue des salariés. Il permet essentiellement à Pôle emploi de trouver des financements pour former les chômeurs. De fait, en 2014, le CPF a été présenté comme une forme d’assurance formation : vous cumulez des heures de CPF en prévision du moment où vous vous retrouverez au chômage. La formation est considérée comme un bonus que l’on obtient à l’ancienneté, comme les miles ou les points d’une carte de fidélité. Mais quand vous perdez votre emploi, il est presque trop tard pour se former ! Le CPF n’est pas adapté à la formation des salariés en emploi.

 

Que pensez-vous de CléA, la certification créée en 2014 pour valider le socle de compétences ?

Vers 2015, nous avions proposé à Jean Wemaere et à Demos de monter une offre de formation globale autour des compétences de base visant la certification CléA. Nous les avions convaincus et nous avions monté un gros dossier avec l’éditeur Nathan. Le Copanef nous a alors reçus une matinée pour nous expliquer qu’ils étaient désolés, mais que CléA n’était pas pour nous, mais plutôt pour les grands acteurs publics de la formation comme le Greta et l’Afpa. Nous avons dû abandonner.

Depuis, CléA, qui était un dispositif assez simple au départ, est devenu un véritable parcours du combattant. Selon ce que j’ai entendu, il semblerait que guère plus de 10 000 personnes l’ont véritablement suivi jusqu’au bout. Le Copanef tablait sur 1 million de certifiés avant 2020. Pour l’essentiel, il s’agit de chômeurs orientés par Pôle emploi vers cette certification. Les grandes entreprises de main-d’œuvre, comme celles de la grande distribution, en font très peu.

Notre activité porte à 80% sur les compétences numériques de base. Nous utilisons les certifications existantes, comme Tosa ou ICDL, qui sont beaucoup plus souples pour nous que CléA Numérique.

 

Que pensez-vous généralement des dernières réformes ?

Les réformes successives de la formation depuis 2004, ont toujours les mêmes – nobles – objectifs de développer les compétences des moins qualifiés, de développer l’employabilité, la qualité des formations, de simplifier et de rendre simple et lisible.  Le problème est que ces réformes sont basées sur des présupposés erronés et des oublis.

L’école publique, qui accueille 80% des élèves, s’affaisse d’année en année. Elle est largement devenue une garderie sociale entre de très longues et injustifiées périodes de congés. De nombreux jeunes et familles sont leurrés par un système scolaire et universitaire qui travaille d’abord pour lui-même.

La formation continue se situe en aval de l’école et aujourd’hui, encore plus qu’hier, elle ne peut à la fois :

  • professionnaliser des millions de jeunes sans éducation ni envie de travailler ;
  • reconvertir des millions de travailleurs (25% environ) oubliés de la formation depuis des décennies ;
  • former aux nouveaux enjeux professionnels : numérisation, écologie, lutte contre le réchauffement climatique…

Il y a un problème global de moyens. La formation continue en entreprise ne dispose en moyenne que de 300 € par an et par salarié (6 milliards pour 20 millions de salariés), contre 1 200 $ aux Etats-Unis. C’est très insuffisant et la mutualisation est une fausse assurance formation, qui ne sert qu’à 5 % des salariés. Tous les budgets sociaux sont déficitaires en France (retraite, assurance maladie, chômage) et le seul qui prépare l’avenir, à savoir la formation, est tenu de rester en équilibre. C’est impossible avec l’actuelle cotisation formation symbolique de 1%.

Nous sommes dans un système qui privilégie le curatif sur le préventif. Or, la formation, c’est l’anticipation. On forme en prévision de l’avenir. Nous faisons tout le contraire : nous attendons que les choses aillent mal pour réagir. Aujourd’hui, un grand nombre de salariés sont en demande de reconversions professionnelles. Mais nous ne sommes pas équipés pour reconvertir des centaines de milliers de personnes.

 

La crise sanitaire a cependant donné lieu à un gros effort en direction de l’apprentissage et de la formation.

Oui, mais ces mesures d’urgence ont dopé un moment les organismes de formation pour les laisser tomber l’année d’après. C’est ce qui s’est passé avec le FNE Formation : en 2022, les Opco semblent avoir cessé de traiter les dossiers. C’est le cas au moins de l’Afdas et d’Akto. Nous devions former 380 personnes à l’informatique, à l’anglais et au français dans une entreprise du secteur de la sécurité. L’entreprise a bien déposé le dossier avant le 10 décembre dernier, comme demandé, et les formations devaient commencer le 3 janvier. Rien n’est arrivé. Le responsable formation avait travaillé dur pour convaincre sa direction, les plannings avaient été montés… Le résultat est que les entreprises perdent confiance dans l’État, et les salariés perdent confiance dans la formation. Ouvrir les vannes en 2021 pour les refermer en 2022, c’est catastrophique. Ces « stop and go » perpétuels de l’Etat insécurisent à la fois les services RH des entreprises et les organismes de formation.

Par ailleurs, toutes les réformes entreprises depuis 2014 partent du principe que les grandes entreprises disposent de suffisamment de moyens pour former leurs salariés, et qu’il faut donc prendre aux grandes entreprises pour donner aux petites. Les PME, il est vrai, forment peu en moyenne, mais certaines forment beaucoup. Tout dépend du secteur, des métiers, de la personnalité du patron. Surtout, toutes les grandes entreprises ne sont pas logées à la même enseigne, loin de là. Certaines ont de gros budgets de formation. Mais je travaille avec de grandes entreprises de plusieurs dizaines de milliers de salariés, dans les secteurs à forte intensité de main-d’œuvre, où les moyens réservés à la formation sont très réduits. Il faut bien voir que dans les entreprises de main-d’œuvre, il y a parfois 1 manager pour 100 collaborateurs. La formation des salariés passe facilement à la trappe.

Ces employeurs se dédouanent des enjeux de formation en disant aux salariés d’utiliser leur CPF. Ce n’est pas un fonctionnement adapté aux moins qualifiés. Le comble de l’absurde est atteint quand on demande à des salariés qui doivent se former au numérique d’aller s’inscrire sur moncompteformation.gouv.fr, alors qu’ils n’ont parfois ni ordinateur ni adresse mail !

 

Que faudrait-il faire aujourd’hui selon vous ?

Il faudrait commencer par remettre à plat l’Éducation nationale, afin qu’elle se consacre à ce qui devrait être son cœur de métier : les apprentissages de base. Il faudrait sortir l’enseignement professionnel du champ de l’Éducation nationale. Un élève en lycée professionnel coûte 12 ou 13 000€ par an, avec des taux d’insertion très faibles dans certains domaines. Les 8 à 10 milliards économisés devraient revenir à la formation professionnelle.

Pour développer la formation, il faudrait aussi que les salariés participent à son financement, par exemple en instaurant une part salariale de la cotisation formation, ce qui pourrait les inciter à se former.

Les 35 heures ont été une occasion perdue. Le Commissariat au plan disait en 1995 qu’en 2015, chaque salarié devrait consacrer 10 % de son temps de travail à apprendre. Cela représente de l’ordre de 150 heures ou 20 jours par an. Or, en moyenne, nous en sommes à 12 ou 14 heures par an et par salarié, soit 10% de ce qu’il faudrait faire. Il aurait fallu consacrer les RTT à la formation professionnelle plutôt qu’aux loisirs : c’était exactement le temps qui nous manque aujourd’hui.

Il faudrait surtout arrêter de faire des réformes tous les 4 ou 5 ans. Ces changements incessants déstabilisent tout le monde. Dans le domaine de la formation, les changements prennent du temps. Il faut des dispositifs qui fonctionnent, simples, lisibles, financés. Les dernières réformes ont notamment supprimé le Cif, qui avait 30 ans et fonctionnait bien, au profit de Transitions Pro que personne ne connaît et qui ne décolle pas.

L’Allemagne consacre 2,5% du PIB à la formation professionnelle. En France, c’est officiellement 1,6%, plus proche de 1% à mon avis. La mutualisation est une idée fallacieuse : elle laisse croire qu’une petite cotisation de 1% versée par tous permettra de répondre aux besoins de formation de tout le monde. C’est une idée qui correspond à la France des années 1970, à une époque où le monde était encore relativement stable et où les besoins de formation étaient moins importants. Aujourd’hui presque tout le monde a besoin de se former. Les moyens doivent être à la hauteur des enjeux.

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