Laetitia Vitaud : « Les entreprises ne pourront plus recruter des salariés tout cuits et tout formés »

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Laetitia Vitaud, directrice de Cadre Noir et spécialiste du Future Of Work dans une perspective féministe, répond à nos questions sur la formation et les compétences dans les années 2020.

 

Quelle est la place des compétences et de la formation dans le Future of Work ?

Tout le monde s’accorde à dire que la formation est essentielle, qu’elle aura lieu tout au long de la vie, qu’elle sera de plus en plus nécessaire pour faire face à des carrières de plus en plus variées.

Il y a du vrai dans ces prédictions, mais je souhaiterais insister sur un autre aspect : dans beaucoup de cas, les difficultés de recrutement que les entreprises rencontrent aujourd’hui ne sont pas particulièrement liées à la formation. Pour résoudre les tensions à l’embauche de professeurs, d’infirmières, d’auxiliaires de vie, il ne suffit pas d’en former davantage. Il y a un vrai problème d’attractivité de certains emplois. Ils ne sont pas suffisamment rémunérés, ils sont trop durs, ou les deux ; ou encore, ils sont situés dans des zones où le logement est comparativement trop cher, ou trop rare… Pour tous ces types d’emplois, le manque de formation n’est pas la première cause des difficultés à recruter.

C’est sans doute davantage le cas si l’on se tourne vers les métiers d’ingénieurs, de développeurs, de datascientists… Certainement, il faudrait former davantage de certains profils techniques. Mais là encore, il faut se garder d’avoir une vision trop court-termiste du sujet, en se focalisant sur l’adéquation entre offre de formation et besoins de l’entreprise. Tout simplement parce qu’il peut y avoir plusieurs années de décalage entre la formulation de ce besoin et l’arrivée sur le marché du travail des personnes formées en réponse. En procédant de la sorte, on prend le risque d’assister dans 3 ou 4 ans à l’arrivée sur le marché du travail de gens formés en fonction de besoins déjà dépassés.

Du point de vue de l’individu, une compétence importante à développer consiste à savoir se raconter. Il s’agit d’être capable de faire un récit cohérent de son parcours, que l’on va pouvoir vendre à soi-même, à ses employeurs, à ses clients. Comme les artistes et les influenceurs médiatiques le font, tout le monde devrait apprendre à valoriser les différentes composantes de son expérience, à présenter un parcours même atypique. Ce qui suppose, d’abord, de bien savoir ce que l’on veut.

 

Y a-t-il eu un impact de la crise sanitaire en matière de formation et de développement des compétences ?

On le sait, il y a eu beaucoup de reconversions, de mouvements, voire de démissions. Nous n’avons certes pas eu de Grande Démission comme aux Etats-Unis en 2021, mais il y a eu un certain rattrapage en 2022. Le résultat est une vraie recomposition du paysage.

Cependant, parmi ceux qui démissionnent, beaucoup recherchent des formations plutôt courtes. Chez les adultes, le problème numéro 1 en matière de formation n’est pas le financement de la prestation elle-même. Le gros sujet, c’est la disponibilité, et la perte de rémunération si la formation empêche de poursuivre son activité professionnelle. En dehors des demandeurs d’emploi, les actifs recherchent donc des formations courtes, flexibles, organisées pour un public adulte et compatibles avec une vie professionnelle. Or, souvent, l’offre n’est pas adaptée à ces contraintes.

Autre problème : dans les reconversions, l’offre de formation n’est pas toujours pensée pour des personnes adultes, qui sont certes débutantes dans un domaine, mais pas débutantes tout court. Quand on A 35 ans, il y a certaines choses que l’on n’a plus besoin d’apprendre, et qu’on ignore généralement à 22. Il faudrait pouvoir ignorer certaines briques de formation.

Pour répondre à ces transformations, nous voyons se développer une offre de elearning, de snacking et de contenus courts et individualisables, souvent en formation à distance. Mais cela ne permet pas toujours de conserver les 3 piliers d’une formation, qui sont :

  • Le contenu – les compétences, les connaissances, les savoir-faire, les savoir-être…
  • Le partage avec les pairs, c’est-à-dire ces moments d’échange horizontaux qui font l’esprit de « promo », et qui permettent de se poser les uns aux autres les questions que l’on n’a pas pu poser en formation, pour une raison pour une autre ;
  • Le signal, c’est-à-dire l’aspect diplômant, le label que l’on pourra montrer à son futur employeur.

Il est très difficile d’avoir les trois en même temps, surtout si l’on ajoute la question de la compatibilité avec la vie professionnelle. Mais c’est bien tout le défi de la formation aujourd’hui.

 

Quels sont les avantages et inconvénients du digital dans le domaine de la formation ?

Du point de vue de l’individu, le digital entraîne une plus grande flexibilité, une capacité à concevoir des formations courtes, individualisées, flexibles, compatibles avec le temps de travail. Il pêche cependant pour ce qui est du pilier « partage horizontal », même si des solutions se mettent en place : les apprenants échangent via Whatsapp, Discord ou chat. Mais cela reste moins performant que le présentiel pour créer des liens forts.

Du point de vue de l’entreprise, le digital permet de proposer pour un moindre coût un catalogue riche de formations aux formats très divers, attractives pour les salariés. La digitalisation élargit la définition de la formation, et se traduit par des abonnements à des catalogues de microformations, de podcasts, de snackings… Il y a beaucoup de contenus asynchrones très bien faits, qui peuvent se permettre d’être produits à grande échelle avec de grands moyens. Quand on dispose d’une sorte de mini Netflix de la formation que l’on amortit sur des centaines de milliers de salariés, on peut se permettre de produire de la qualité !

 

Comment les entreprises réagissent-elles face à ces enjeux ?

Les organisations vont être amenées à développer un portefeuille plus ambitieux de prestataires de formation, tout en développant la formation en interne. Recruter des salariés tout cuits et tout formés, cela deviendra très difficile en 2023-2024, pour des raisons de marché, de démographie, de recomposition économique. Il faudra aller chercher des salariés qui n’auront pas forcément la tête de l’emploi, qui n’auront pas l’âge que l’on souhaiterait, qui travaillaient dans un tout autre domaine ou ne travaillaient pas, et il faudra les former.

Il faudra faire preuve d’imagination, comme ces entreprises américaines qui ont développé des programmes de retour à l’emploi pour les mères de familles diplômées ayant interrompu ou ralenti leur carrière. Il existe de nombreux viviers sous-exploités dans lesquels les entreprises devront s’équiper et s’organiser pour aller puiser. Pas seulement en proposant de la formation, mais en prévoyant du temps d’intégration, de coaching, d’accompagnement par les collègues en place.

Un autre grand défi est le développement de la formation des seniors. Celle-ci se heurte à un préjugé tenace : l’idée que former un senior représente un investissement à trop court terme pour être intéressant. En réalité, l’espérance de vie dans l’organisation d’un jeune de 30 ans n’est pas forcément plus élevée que celle d’un senior de 55 ans. Le premier a même parfois plus de chances de partir rapidement après sa formation que le second, qui restera souvent jusqu’au bout dans l’entreprise.

 

Et en matière d’accès à la formation pour les femmes et les hommes ?

Je n’ai pas de données, mais il n’y a pas de raisons particulières pour que l’écart entre hommes et femmes en matière d’accès à la formation ait significativement bougé. Les femmes vont en moyenne rechercher des formations plus courtes, bon marché, flexibles, compatibles avec une activité professionnelle, et qui atteigne rapidement un but concret – efficacité accrue, promotion, nouvelle activité. Elles ont davantage une vision utilitariste de la formation, par la force des choses. La crise pourrait éventuellement avoir augmenté le nombre d’hommes qui suivent ce modèle : auquel cas, elle aurait contribué à une convergence entre hommes et femmes sur le sujet.

 

Quelle seront les compétences-clé à développer dans l’organisation hybride ?

Il en existe plusieurs. Certaines sont très basiques, comme la gestion des échanges et archivages de documents. En contexte hybride, l’espace numérique est le premier dénominateur commun. En réalité, nous avons fait assez peu de progrès pour tout ce qui consiste à archiver l’information afin de la rendre accessible à tous. Que ce soit en matière de design, d’archivage, de choix des outils, l’IT continue le plus souvent à centraliser l’achat logiciel et nous continuons à faire comme avant. Beaucoup d’entreprises ne sont toujours pas dotées d’une base de documents partagés qui soit à la hauteur.

L’hybridation soulève également des défis de communication. Dans le travail collectif à distance, on ne sait pas vraiment qui est où, quelles sont les caractéristiques de chacun, et comment se parler. On parle souvent de management interculturel dans les entreprises multinationales, mais la problématique existe dans toute organisation. Et elle est devenue encore plus difficile à surmonter dans le contexte du travail hybride.

Nous avons moins de temps et moins d’espace pour apprendre à nous connaître. La dimension de l’implicite, de tout ce qui n’est pas dit, devient source de difficultés redoublées lorsque les échanges se font à distance. On ne se comprend pas, on ne sait pas qu’on ne s’est pas compris, ou on le découvre, mais trop tard. Comme entre deux cultures, la même phrase prononcée par deux individus ne veut pas toujours dire la même chose. Il y a la différence entre confiance affective et cognitive, entre ceux qui disent tout ce qu’ils pensent et ceux qui prennent des pincettes, entre ceux qui ironisent et ceux qui ne le font pas…

Lorsqu’on ne passe pas beaucoup de temps ensemble, on n’acquiert pas ce mode d’emploi les uns des autres, et les malentendus se multiplient. Il en découle énormément d’angoisses, d’inquiétudes, de pertes d’énergie… Les formations au multiculturel devraient donc être adaptées pour traiter des contextes de travail hybride : apprendre à communiquer en équipe à distance, en évitant l’implicite et en clarifiant les situations.

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